En captivité, on attend les nouvelles de l’extérieur avec impatience. D’autant plus lorsqu’on vous annonce que ça risque de durer. C’est l’effet du carton de victuailles que l’on reçoit à l’école de recrues : un retour fantasmé et temporaire – le temps de deux cervelas – à la vie sans contrainte.
L’équivalent du cervelas, en ces temps de double peine (frontières physiques et mentales fermées pour notre Bien sanitaire et moral) s’appelle Ricky Gervais. Et plus particulièrement, le dernier opus de son petit chef d’œuvre After Life qui se décline, comme tout le cinéma qui compte aujourd’hui, en saisons (visibles sur Netflix). Le comédien britannique campe le personnage de Tony Johnson. Veuf inconsolable, il entretient son chagrin en regardant en boucle les vidéos du bonheur d’autrefois : elle s’appelait Lisa et ils passaient leur temps à rire, à se faire des blagues et à s’aimer. Depuis la mort de Lisa, la vie de Tony est dévolue à la prise de distance et au sarcasme. Pour cela, il a choisi la bonne profession : journaliste localier dans le canard du coin qui, comme il dit, « rassemble la plus belle équipe de loosers que l’on puisse imaginer ». Une stagiaire indo-britannique monosourcil, une responsable de la pub désespérément amoureuse de son chef, un photographe ralenti et un redchef – bien sûr – totalement dépressif.
Inconsolable ou une certaine idée de la fidélité? Ricky Gervais est en couple depuis 1982 avec Jane Fallon, écrivain britannique, à laquelle il fait les mêmes blagues que Tony à Lisa
Des personnages uniques
Tony passe son temps à faire des reportages inutiles sur des personnages loufoques, à visiter son père dément à l’EMS et à promener sa chienne. Une vie sombre comme un jour d’hiver londonien. Avec toutefois quelques éclaircies : Daphne, la prostituée (mais elle tient à ce qu’on dise « Sex Worker ») est une excellente compagne d’ironie, Pat le postier, inutile aussi : il n’a jamais rien à distribuer, mais qui harcèle Tony d’une sorte de prévenance intéressée, Ann la confidente que Tony retrouve au cimetière, entre veufs. Et puis, il y a Emma, la belle infirmière quinquagénaire qui s’occupe de son père (interprétée par la sublime Ashley Jensen). Au fil de la première saison, Tony évolue. Désabusé à l’extrême au début, il semble renouer avec une certaine forme d’espoir. Un espoir qui pourrait s’appeler Emma. Happy End ?
"Mort, vous ne savez pas que vous êtes mort. Ce n'est douloureux et difficile que pour les autres. C'est la même chose avec la stupidité". Il y a du Churchill dans cet esprit-là
Pas du tout. Pas vraiment le genre de Ricky Gervais, auteur réaliste au franc-parler assassin. Dans la deuxième saison, Tony est de retour à la tristesse. L’auteur a clairement décidé de creuser dans les sentiments. Les scènes de vidéo-souvenirs sont cruelles et, par contraste, les séquences comiques sont irrésistibles. En alliant l’inconsolable et le désabusement, Ricky Gervais nous livre à un exercice lacrymal totalement inédit. Qu’elles soient de tristesse ou d’hilarité, les larmes sont inévitables. De nombreux spectateurs l’avouent sur la page Facebook de Gervais : ils ont dû aller prendre l’air après la fin de la série afin de se remettre. Mais qu’on ne s’y trompe pas : pas la moindre mièvrerie dans cette histoire. Au contraire : une parfaite lucidité. L’interview de la centenaire par Tony est supposé déboucher sur un entretien « boul’d’hum » (bouleversant d’humanité dans le jargon). On découvre une vieille alertement grossière qui jette un regard acide sur sa vie et son environnement d’EMS: « chaque fois qu’un de ces c** meurt, il est remplacé par un encore plus c** ». De même, Daphne, la travailleuse du sexe, assume sa profession sans victimisation. Lorsque Tony, pas très bon cuisinier, lui demande comment elle trouve le repas, la réponse fuse : « c’est ce que j’ai mis de pire dans ma bouche aujourd’hui… et la journée a pourtant été bien chargée ».
La tirade finale de sa présentation des GoldenGlobes 2020. Elle a largement dépassé en notoriété celle des prix distribués et de leur récipiendaire.
Lumière
After Life révèle l’incroyable vivier des comédiens britanniques, nombre de ceux qui apparaissent dans la série sont également auteurs, stand-upers et possèdent leur propre show. Moins connus – et moins riches – que leurs collègues d’Hollywood qui adorent se faire ridiculiser par Ricky Gervais lors de la cérémonie des Golden Globes, ils apportent à After Life une épaisseur et une authenticité rares. Ils contribuent de manière décisive à ce petit chef d’œuvre de « Renaissance Man » (selon le titre d’un article de Times magazine consacré à Ricky Gervais) cet esprit libre et critique qui agit comme une Lumière dans la pénombre du Bien contemporain, obligatoire et liberticide.
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