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Writer's pictureChristian Jacot-Descombes

Comment les Russes utilisent l’Arménie plutôt qu’ils ne la défendent


Tbilissi, septembre 2022

« Ils arrivent par milliers depuis le début des sanctions contre leur pays » : Ana* travaille dans l’immobilier, plus précisément dans le domaine de la relocation à Erevan, capitale de l’Arménie. Son job consiste à trouver un hôtel, dans un premier temps, puis un appartement pour ces Russes qu’elle voit débarquer en masse pour s’installer dans cette ville où le russe est la deuxième langue enseignée à l’école. Que viennent-ils donc faire là ? « Ils délocalisent leurs entreprises. Ce sont pour la plupart des professionnels de l’IT** qui viennent monter leur propre société (qui est, de fait souvent, une filiale clandestine de la maison-mère en Russie, ndlr). Ainsi, elles échappent aux sanctions, notamment à l’exclusion du système SWIFT qui pénalisent les compagnies actives dans l’IT dont la clientèle se trouve en Europe ». A cela s’ajoute le recrutement facile et bon marché de compétences locales dans le domaine de l’IT. Les Arméniens ont de bonnes universités et les travailleurs des domaines de l’hospitalité qui ont été sèchement virés pendant le Covid sont maintenant sur le marché de l’IT. Ainsi se profile une excellente manière de faire prospérer le business auquel les sanctions occidentales sont supposées nuire. Ces entrepreneurs sont évidemment utiles à l’économie arménienne. Ils ajoutent la valeur qu’ils produisent à celles des nombreux touristes russes en quête de défoulement alcoolique bon marché (comme les Iraniens et Iraniennes voisins) et des chauffeurs de taxi (et leurs « ruses de russes blancs » chères à Bobby Lapointe). Mais ce ne sont pas les Russes que les Arméniens attendent.

Un sentiment de peur et d’abandon

Au moment où leur pays est à nouveau attaqué (plus de 100 morts dans la nuit de lundi à mardi) par l’Azerbaïdjan, les Arméniens aimeraient pouvoir compter sur la Russie, leur allié historique. C’est Moscou qui a, notamment, supervisé les accords entre les deux belligérants à la fin de leur dernière guerre il y a deux ans. Seulement voilà, les Russes regardent ailleurs et laissent l’Arménie dans un sentiment de peur et d’abandon. « Avec des « alliés » comme ça, il vaut mieux ne pas avoir trop d’ennemis » confie Irina, professeur d’histoire à l’Université d’Erevan et nationaliste assumée.



Erevan, 14 septembre 2022. Collecte de nourriture, de cigarettes et de médicaments destinés aux soldats du front.

« Ni les Américains, ni les Russes, occupés en Ukraine, ni les Européens qui ont besoin du pétrole azéri, ni même notre gouvernement, très incompétent, ne sont en mesure de nous venir en aide. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes : chaque Arménien doit devenir un guerrier et se préparer à combattre ». Comme pour lui donner raison, on voit fleurir dans les rues d’Erevan des points de collecte de nourriture et de biens à destination des soldats du front. Le sentiment d’une trahison aussi : on ne voit aucun drapeau ukrainien en Arménie, contrairement au voisin géorgien qui affiche sa haine de la Russie et de son Président en or et bleu partout dans les rues de Tbilissi. Cette loyauté mériterait bien un peu de soutien, ne serait-ce que pour éviter une troisième guerre que l’ennemi azéri est à peu près sûr de gagner, ainsi que les territoires qui vont avec. Lâchés de partout, les Arméniens ont l’impression d’être les Juifs du Caucase sans malheureusement bénéficier d’une aide de leur diaspora aux USA comparable à celle des juifs américains.

Se construire un avenir

Marché d'Erevan, 14 septembre 2022. Un T-shirt qui en dit long : "toujours prêt"

La délocalisation d’entreprises visant à contourner les sanctions économiques contre la Russie ne sont pas la seule cause de l’immigration russe en Arménie. Vania a 25 ans, en paraît 18. Elle est serveuse dans un bar chic sur la grande avenue commerçante d’Erevan. Manifestement heureuse de rencontrer des Occidentaux, cette jeune Russe se confie spontanément : « J’habitais avec ma famille près de la frontière ukrainienne. C’était devenu dangereux et, de toute manière, je suis contre cette guerre. Alors j’ai pris ma famille avec moi et on est venu s’installer ici pour se construire un meilleur avenir. » Divorcée avec une petite fille, elle est aussi le support économique de ses deux frères encore mineurs. « Ils se forment à l’IT afin de pouvoir trouver rapidement un job bien rémunéré. Je prends des cours également en dehors de mes heures de service. Le but, c’est Bali où nous irons nous installer dès que les compétences nécessaires pour pouvoir travailler à distance seront acquises. » On ne sait pas si la fin exotique de Vania se réalisera mais les moyens sont les bons. Les compétences IT sont très recherchées ici et, donc, très bien rémunérées. Irina est un peu chatouilleuse sur le sujet : « A 35 ans, mon poste de prof à l’Université me rapporte environ 10 fois moins que ce que gagne un jeune informaticien de 25 ans… ».

Une Gen Z méritocratique

Tbilissi, capitale de la Géorgie, 10 septembre 2022. Un café très "select" sur sa clientèle.

Il faut dire que, contrairement à leurs contemporains occidentaux, les jeunes générations, aussi bien arménienne que géorgienne, montrent une vraie appétence au travail. Ana est tranchante : « tu travailles, tu gagnes. Point. On ne veut plus rien avoir à faire avec ces vieilles querelles. On veut gagner notre vie de manière décente et on est prêt à travailler pour ça. On ne veut plus entendre parler des fléaux qui ont ruiné notre pays : la guerre, l’Union soviétique, le covid… On n’y est pas encore mais ça ira mieux quand la génération des grands parents aura disparu. Ils exercent encore la mauvaise influence des nostalgiques du socialisme soviétique. » Un point de vue que partage Vania à propos de la société russe qu’elle a quittée : « Ceux qui ont un cerveau ne croient pas les médias à propos de la guerre en Ukraine. Les vieux sont crédules à leur égard, la jeune génération moins. »

Les médias biaisés

Là aussi, Vania voit juste. Il suffit de la regarder la TV russe, très présente en Arménie, pour se convaincre que la Russie mène une guerre défensive héroïque. Ce média manifeste un biais inverse, quasi symétrique et tout aussi marqué que celui de la presse occidentale en flattant le sentiment militaro-patriotique ainsi qu’une paranoïa anti-russe savamment entretenue. La TV russe exhibe avec une certaine jubilation les chiffres de l’inflation en Europe tout comme les Européens se flattent de l’efficacité de leurs sanctions. Dans un article récent paru en Suisse romande, un « analyste » s’interrogeait sur le succès des sanctions. On y retrouvait quelques « évidences » malheureusement assez prévisibles. D’abord, ceux qui remettent en cause l’efficacité des sanctions sont de droite, voire d’extrême droite. Ensuite : Poutine a gagné CHF 95 milliards (+40% de plus qu’avant les sanctions) avec l’augmentation du prix de l’énergie. Certes, mais des études, américaines notamment, nous montrent que l’économie russe va bientôt (quand ?) montrer des signes qui prouvent le bien-fondé des sanctions. Les Russes seraient bientôt à court de tout ce qu’ils achetaient aux Occidentaux. Notre analyste oublie que la Chine est en générale assez prompte à produire les copies de tout ce qui peut lui faire gagner de l’argent. Il semble ignorer aussi que les entreprises russes ont une certaine créativité pour contourner les sanctions, comme c’est le cas ici en Arménie. Enfin, il oublie de dire que chez nous, l’Etat, comme Poutine, s’enrichit. En l’occurrence avec des taxes alignées sur les prix de l’énergie qui s’envolent. Et ses serviteurs, les fonctionnaires, s’accordent des augmentations de salaires avant même d’avoir reçu leurs factures d’électricité. Les sanctions sont sans effets sur ceux qui les décident, mais pas sur ceux qui en subissent les conséquences : les contribuables et les consommateurs. Des oublis biaisés ? On voit qu’en temps de guerre, les médias jouent sur un terrain qui n’est neutre ni d’un côté ni de l’autre et qu’à la fin, ce n’est jamais l’information qui gagne.


Erevan, Arménie, le 14 septembre 2022

*Les noms des témoins sont fictifs. Les identités sont connues de l’auteur.

**Technologies de l’information

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